Ah, merci voyageur. C’est vaillant d’avoir pensé à moi durant votre excursion. Oui, merci, posez donc ici ce vieux manuscrit. Comment ? En effet, c’est un véritable capharnaüm. Plusieurs étages sont en cours de réagencement. Pardon ? Vous souhaitez nous donner un coup de main ? Oh, ne vous donnez pas cette peine, les cerbères éthérés sont là pour ça. Vous apercevez ces estrades ? Nous agrandissons, voyez-vous. C’est indispensable, beaucoup de nouveautés méritent leur place ici.
Et pour cause, c’est bien de nouveauté dont il est question ! Loin des standards du genre, le nouveau venu ne se contente pas de s’assoir bien gentiment avec les autres. Oh ça non. Fini les bonnes vieilles chaises, place aux trampolines ! Sa saine lubie est de secouer les habitudes faciles des sédentaires de la fantasy pour remettre à l’honneur créativité et audace. Crachat dans le vent ou franche réussite ? Ouvrons ensemble les pages du Cycle d’Alamänder, actuellement publié aux Editions de l’Homme Sans Nom, et laissons-nous emporter au fil des chapitres vers une réponse nette et tranchée.
A l’heure actuelle, ce cycle se compose de trois romans. A l’image d’une citadelle assiégée, le T’sank (2011) pose les fortifications, le Menzhotain (2011) ses défenses et le Xéol (2012) les catapultes qui la pilonnent. Et comme la conquête reste à terminer, la suite est en cours d’écriture selon son auteur Alexis Flamand, pour un cycle prévisionnel de cinq à six volumes.
D’entrée, le roman interpelle sur plusieurs points. D’abord, par sa fraîcheur. Tant sur le plan des idées que du style, ça marche. Ici, exit les dragons, les liches et draco-liches. Vous rêviez de voir des poulpes de guerre se balader dans une bouche géante fossilisée ? De comprendre ce que signifie investir du capital humain dans un champ de blé carnivore ? Rassurez-vous, vous êtes à la bonne adresse.
L’auteur s’amuse ici à bâtir un univers neuf à grand coup de truelle cérébrale, et ce de façon digeste. On est à l’opposé d’un Tolkien-like réchauffé. Dans chacun des livres, les canons du genre sont passés à la moulinette. Déstabilisant ou amusant ? Les deux à la fois. A tel point qu’en plus d’être résolument ancré dans un imaginaire débridé, le livre conjugue les genres, mêlant intrigue policière, affrontement épique et burlesque éhonté.
Ensuite, le roman interpelle par le charisme des personnages. Pour faire tenir un tel édifice, le ciment des personnalités avait intérêt à adhérer vite. Et entre un mage détective loyal, une sorcière mercenaire cupide, un faucheur divin psychopathe, un monarque ultra-parano et un héritier ultra-conditionné, le mix fait mouche. Ah, et j’oublie un démon frappeur complètement frappé. Le clou du spectacle, vous le remarquerez assez vite. Quand une situation vous décroche le larynx tant son absurdité soudaine vous choque, il y a du Retzel dessous. Piquant et tordu comme un bretzel, ce démon Retzel.
Et surtout, Alamänder marque parce qu’il chamboule les codes de la fantasy. Ou plutôt, il remet en avant un imaginaire débridé qui ne devrait pas lui manquer. Maintenant reconnue comme genre à part entière, la fantasy gravite encore trop souvent sur dans les sillons définis par ses pères fondateurs. Un barbare héroïque, des elfes chassant des orcs, un dragon carbonisant un groupe d’aventurier, voilà les images qu’évoquent souvent la fantasy. Or les mondes de l’imaginaire n’ont pas de limites, et ce cycle en est un rappel caractérisé.
Bien sûr, les avantages listés ci-dessus sont à double tranchant. Un contenu détonnant mâtiné d’un style caustique, voilà un point fort qui s’avère parfois trop fort. Pour le lecteur moyen, habitué à un imaginaire médiéval confortable, le livre peut rebuter. Surtout lorsqu’on le secoue sans cesse par un scénario haletant. Alamänder, c’est du sport. Les adeptes du genre salueront l’exercice, mais le plus grand nombre risque de bouder tant d’hardiesse.
Alamänder, c’est avant tout un univers complètement barré mais rayonnant de cohérence. A la manière sûre d’un acrobate confirmé, l’auteur lance un nombre titanesques de cordes qu’il récupère à loisir pour tisser la trame de son intrigue. Vous pensez qu’un détail donné dans les premiers chapitres ne servait qu’à planter des lignes de décor supplémentaires ? Erreur, c’est une réutilisation potentielle. La trame scénaristique dense nous laisse des rebondissements en pagaille. Avec Alamänder, on ne se lasse pas. A un tel point qu’on aimerait bien reprendre son souffle, parfois.
En effet, et c’est là un autre bémol qui mérite d’être formulé, les chapitres nous catapultent littéralement une avalanche de rebondissements qui laisse parfois une marque sur le crâne. Le rythme est pourtant calme au début, le monde se plante progressivement sur le premier volume. Puis l’histoire s’emballe et nous déballe ses péripéties à cadence soutenue. Le volume trois est un festival d’enchaînements effrénés. L’humour omniprésent nous aide cependant à garder le cap, les choses passent mieux un sourire aux lèvres.
Car oui, il est important de le souligner, le cycle d’Alamänder est drôle. Méchamment drôle. Souvent caustique, d’ailleurs. On pourrait tenter un parallèle avec les cultissimes Annales du Disque-Monde et son créateur Terry Pratchett, mais ce serait inexact. Tant au vu de la cohérence de l’histoire que de l’aspect épique et sombre, les visées sont différentes. Le Disque-Monde, c’est de la fantasy pour faire de l’humour. Alamänder, c’est de l’humour pour faire de la fantasy. Et force est de reconnaitre que les deux s’emboitent plutôt bien ainsi.
Drôle, innovant, conquérant, le cycle d’Alamänder détonne dans une fantasy encore trop souvent guidée par les archétypes du genre. On adore ou on déteste, c’est trop dur d’y rester impassible. Alors, ce renouveau de la créativité en fantasy, un pari gagné ? Oui, très franchement. Un coup de cœur pour les amateurs, un vent frais pour les puristes. Alamänder, ou le cauchemar des archétypes. On peut certes y reprocher un excès marqué, une outrance assumée, mais le plus important y est. On s’amuse à lire ses lignes, à plonger dans ce nouvel univers franc et décalé, et ça fait plaisir.
Alamänder, ou les « classiques » à l’amende. Une amande douce pour un futur classique.
Synthèse de l’ouvrage
Pertinence des personnages : 17/20
Aucun doute, la palette d’Alamänder est riche. Les caractères sont creusés, et on a le plaisir de suivre une vraie évolution des différentes mentalités au fur et à mesure des évènements. Les personnages principaux sont suffisamment fouillés pour être pertinents, suffisamment dingues pour survivre dans cet univers impitoyable et suffisamment crédibles pour donner envie de les suivre au travers de cette cavalcade intrépide.
Profondeur de l’intrigue : 16/20
Une fois la surprise des premières pages passées, on se laisse porter par la subtilité des différents mécanismes qui sous-tendent l’histoire d’Alamänder. Et même si des détails complexes nécessitent une attention soutenue pour être assimilées, la qualité de la trame principale fait mouche. La densité des chapitres et les passages annexes quasi-expérimentaux donnent au livre un caractère marqué.
Style de l’auteur : 15/20
Caustique, ironique et percutant, l’auteur prend à rebrousse-poil les habitués du contemplatif et du conformisme. A la limite du cynisme, il n’hésite pas à traiter de propos graves sous couvert d’un humour piquant. L’univers somme toute assez sombre d’Alamänder n’aurait pas cette saveur doux-acide sans la plume acérée du maître-d’œuvre.
Cohérence du monde : 18/20
Au-delà d’un nouvel univers, Alamänder réinvente une notion fondamentale : celle d’apporter une expérience fraiche et unique à un lectorat conditionné. Vu les forces en présence et les situations, on peut certes discuter quant à la santé mentale de son créateur, mais le résultat parle de lui-même : les lieux communs sont oubliés pour faire place à quelques concepts novateurs fouillés. Et même si certains sont tirés par les cheveux, force est de saluer l’audace de la performance et sa concrétisation plus que convaincante.
Cohérence de l’histoire : 16/20
Un enquêteur-mage qui part de chez lui à dos de poulpe pour plaider son droit à la propriété, un bambin semi-divin qui veut demander des comptes à un vrai dieu, et voilà l’histoire d’Alamänder lancée. Le pire dans tout ça, c’est que l’ensemble reste cohérant tout en se complexifiant au fil des pages. Incroyable mais vrai pour un auteur décidément doué en jonglage.
Note globale : 17/20
Détonant, voici le mot juste pour le cycle d’Alamänder. Une plume détonante, un univers détonant, des personnages détonant, un démon détonant, bref, une histoire détonante pour un livre explosif. Le cycle d’Alamänder a eu la bonne idée de revenir aux fondements de la fantasy et de l’imaginaire pour nous proposer une aventure unique et hors-cadre. Le cycle d’Alamänder étonne et détone, et on le remercie pour ça.
Bonne découverte, voyageur.
30 septembre 2013
Les Arcanes de la Tour